[Vu dans la presse] La pêche au poisson bleu du littoral du Roussillon au XXe siècle

Chaque semaine, un ou une scientifique de l'UPVD fait part au lecteur du journal La Semaine du Roussillon de ses recherches et de leurs utilités dans notre quotidien. La semaine dernière, Jean-Luc Canal, docteur au FRAMESPA, revenait sur l'histoire de la pêche du poisson bleu dans le littoral roussillonnais.

  • Le 25 nov.


Rédigé par Jean-Luc Canal,  Équipe GHS du laboratoire FRAMESPA, UPVD
25 novembre 2024


Dans quelle mesure le poisson bleu (anchois, maquereau, sardine), principale cible des pêches réalisées sur le littoral du Roussillon par les techniques au sardinal et lamparo, relève-t-il du « Bien commun » ? L’histoire des prélèvements de ces espèces halieutiques au XXe siècle montre que ce concept est pertinent et que son appréhension peut donner des pistes pour un futur plus durable.
 


La « tragédie productiviste » a percuté de plein fouet la pêche au poisson bleu sur le littoral du Roussillon
 


La surexploitation des ressources communes – telles que les poissons – bien connue en économie, a été analysée, en premier lieu, par Warmin (« On rent of fishing grounds », History of Political Economy, 15,1911, 391-396.) et Gordon (« The economy theory of a common property resource, the fishery », Journal of Political Economy, 15, 1957, 391-396) mais fut popularisée par le biologiste Garett Hardin en 1968, sous le nom de la : « Tragédie des biens communs ». Ce problème classique postule que chaque usager d’une ressource commune, s’il ne se fie qu’à son intérêt, utilisera la ressource appartenant théoriquement à la communauté de façon à maximiser ses gains individuels, augmentant ainsi le coût pour l’ensemble de la collectivité. Face à cette « tragédie » (Garett Hardin, “The Tragedy of the Commons”, Science, 162, 1968, p. 1243-1248.), les économistes ont proposé deux solutions. La première suggère une privatisation des ressources communes. En les convertissant en propriétés privées, les propriétaires seront incités à avoir une gestion rationnelle. La deuxième solution consiste à en confier la gestion à l’État qui prélèvera des taxes et définira les droits d’accès. Dans Governing the commons, Elinor Ostrom (1933-2012, professeur de sciences politiques et prix de la banque de Suède (Nobel d’économie) en 2009) propose une troisième voie : laisser les usagers créer leurs propres systèmes de gouvernance. Ostrom montre que de nombreuses communautés à travers le monde parviennent en pratique à éviter la tragédie des communs, alors que la propriété de ces biens n’est ni privée, ni publique, mais collective. Ces communautés parviennent à gérer durablement les ressources en créant des institutions à petite échelle bien adaptées aux conditions locales.


Ni privée, ni publique, mais collective


Le mode dominant de production du poisson bleu à l’échelle du littoral du Roussillon peut être considéré comme une gestion des « Biens communs », au moins depuis la Première Guerre mondiale et jusqu’à la fin des années 1950 (Thèse soutenue le 26 janvier 2024 sous la direction de Nicolas Marty, UPVD et UMR 5136 Framespa.). Les outils de capture : barques catalanes équipées de voiles ou de moteurs, filets sardinal et lamparo de faibles puissances et longueurs, restent artisanaux. Les territoires de pêche bien délimités par les prud’homies locales sont situés à proximité du rivage. Les captures ne dépassent pas les 1 500 tonnes à l’année, les circuits de distribution sont courts, à l’échelle des villages et du département des Pyrénées-Orientales (les épouses ou filles de patrons-pêcheurs s’investissent dans des tâches de vendeuse ou de ravaudeuse avec un statut indispensable et complémentaire) animés par des traginers en liens directs ou proches avec le patron-pêcheur. L’offre et la demande s’installent dans un équilibre fragile mais durable. La communauté pêcheuse s’inscrit dans un souci permanent de préservation de la ressource halieutique et de ses membres. La rupture avec ce modèle artisanal collectif intervient au mitan des années 1960 avec le remplacement de la flottille des barques par des chalutiers aux motorisations puissantes et outils mécanisés. Aux mises à l’eau et à terre collectives à même les plages succèdent des ports en eaux profondes dans le cadre de l’aménagement du littoral, avec des mises à quai individuelles. Les territoires de pêche connaissent des extensions inédites à l’échelle du golfe du Lion et des rechs (canyons marins situés au-delà du plateau continental) éloignés. Les productions atteignent en moyenne annuelle 7 000 tonnes sur le littoral du Roussillon et 20 000 tonnes dans le golfe du Lion. Les circuits de commercialisation sont investis par des grossistes, mareyeurs et sociétés de distribution au détriment des petits vendeurs dont la présence devient obsolète. Les gouvernances sont multiples (les gouvernances se répartissent entre Affaires maritimes, Prud’homies, Organisation de Producteurs, coopératives, mareyeurs, Commissions régionales, nationales, État, Commission européenne…)et les mille-feuilles législatifs dépossèdent progressivement les marins-pêcheurs de leurs prérogatives. Ainsi, les règles de co-gestion basculent au profit de gestions et régulations « administrato-centrées ».

La crise environnementale des deux premières décennies du XXIe siècle met un terme à la pêche au poisson bleu et a vu la disparition de la communauté pêcheuse. La « tragédie productiviste » a percuté de plein fouet la pêche au poisson bleu sur le littoral du Roussillon et provoqué sa disparition. Dès lors, quel avenir ici pour la pêche au petit poisson pélagique, considéré comme un bien commun ? Au-delà des enjeux environnementaux globaux et prioritaires, la redécouverte du moment artisanal des années 1940 à 1960, conjuguée avec la théorie des « Communs », serait, sans nul doute, un modèle fécond pour redonner de l’avenir à un écosystème halieutique durable respectueux de la communauté pêcheuse et de la biodiversité marine.

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Lexique et réfèrences

Sardinal: Filet traînant tracté par une barque.

Lamparó: Pêche à la lumière et au filet coulissant et encerclant.



 

Création d'une rubrique de vulgarisation scientifique

Depuis novembre 2024, le journal La Semaine du Roussillon consacre une rubrique sur les projets de recherche menés à l’Université de Perpignan Via Domitia (UPVD). Chaque semaine, un ou une scientifique issu.e d’un des 16 laboratoires de l’UPVD prend la plume et partage ses travaux de recherche de manière vulgarisée.

La Semaine du Roussillon est le premier hebdomadaire d’informations des Pyrénées-Orientales. Il publie, depuis 1996, de l’information générale couvrant l’ensemble du département sous la houlette de journalistes indépendants. Éditée par la SARL Les Éditions de Celestina, La Semaine du Roussillon n’appartient à aucun groupe de presse. Le journal traite de l’actualité avec un intérêt particulier pour les sujets de fond. Cette volonté se traduit aujourd’hui par la création d’une rubrique dédiée à la vulgarisation scientifique.

À travers ses deux écoles doctorales, ses 16 unités de recherche et ses six plateformes technologiques, la recherche à l’UPVD est marquée par sa pluridisciplinarité et sa transdisciplinarité qui lui permettent aujourd’hui d’aborder de nombreux sujets liés à l’environnement, la biodiversité, les arts, les sciences politiques et sociales ou encore l’économie. Résolument engagée dans un esprit de partage de ses connaissances et de valorisation des travaux chercheurs, l’UPVD s’inscrit ici dans une volonté de promotion de la science au service de la société.
 



 


Mise à jour le 28 novembre 2024
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