Cinquante ans après l’adoption de la loi Veil qui a légalisé l’interruption volontaire de grossesse (IVG), des femmes rencontrent toujours des difficultés pour y accéder et doivent se rendre hors de France pour avorter lorsqu'elles ont dépassé les 14 semaines de grossesse. Récit du parcours de Nadia, étudiante de 21 ans, qui a dû batailler seule pour financer un départ en Espagne et une intervention en urgence dans une clinique privée.
« Je sais pas comment j’ai pu faire tout ça, aller là-bas, trouver l’argent, ne pas en avoir assez, devoir rentrer, me dire que ça n’allait pas se faire et repartir… »
Rentrée en France une fois l’intervention terminée, Nadia est soulagée, contente de « ne pas avoir été forcée d’être enceinte », mais a encore du mal à réaliser les obstacles qu’elle a dû surmonter en peu de temps. À 21 ans, elle a dû, en quelques semaines, trouver 1 250 euros et se rendre en Espagne pour obtenir un avortement.
Les avortements transfrontaliers demeurent des réalités peu connues, du fait de la forte stigmatisation dont ils font l’objet et du faible nombre de travaux qui leur sont dédiés en France. On ne connaît pas précisément le nombre de femmes qui vont à l’étranger pour avorter.
Si on sait aujourd’hui qu’en l’absence de seuil légal (comme le montre l’exemple du Québec), les femmes avortent très majoritairement en deçà de 12 semaines de grossesse (SG), on connaît peu les effets sur la vie des femmes de cette restriction légale temporelle. En France, la limite légale pour avorter a été allongée de 10 à 12 SG en 2001 et portée à 14 SG (soit 16 semaines après le début des dernières règles) par la loi visant à renforcer le droit à l’avortement de 2022. Des femmes sont donc contraintes de quitter la France pour interrompre une grossesse.
Interpellées par l’invisibilité de ce fait social, nous avons décidé de mener une enquête sociologique pour documenter et rendre compte de ces expériences (De haute lutte, la révolution de l’avortement, CNRS Éditions). Dans cet article nous relatons le parcours de l’une des femmes rencontrées, Nadia. Son récit révèle certains des obstacles concrets que les femmes doivent surmonter et les risques auxquels les expose le seuil inclus dans la loi. Il permet aussi de comprendre le travail (informationnel, logistique, cognitif et émotionnel) qu’implique pour les femmes un avortement transfrontalier, au-delà des effets de leur sur-stigmatisation.
Au-delà du seuil légal, l’obligation de quitter la France pour avorter
Issue d’une famille de classe moyenne, Nadia est une étudiante en sciences humaines de 21 ans. Elle a une brève histoire avec un salarié de la restauration de son âge. Elle prend la pilule, mais sujette à des nausées et vomissements, elle l’arrête. En attendant de trouver un mode de contraception qui lui convienne davantage, elle décide avec son partenaire d’utiliser des préservatifs.Nadia se sépare de son « petit ami » car « ça ne se passait pas bien ». Elle ne se sent pas très bien physiquement, a des ballonnements et des maux de ventre, mais s’en inquiète peu. Ayant eu des saignements qu’elle a pris pour des règles, elle n’imagine pas un instant être enceinte. Mais après avoir remarqué un changement de forme de son ventre, elle achète un test en pharmacie qui lui confirme qu’elle est enceinte.
Nadia veut avorter. Cependant, sa mère est venue lui rendre visite et vit chez elle à ce moment-là. Ne souhaitant pas lui en parler, elle attend son départ pour amorcer les démarches. Deux semaines s’écoulent entre la découverte de sa grossesse et le moment où elle se rend au Centre d’Orthogénie de l’Hôpital de sa ville. Une sage-femme lui fait une prise de sang, puis une échographie. Elle apprend alors qu’elle est enceinte de 16 semaines et qu’elle ne peut plus avorter en France, la loi l’interdit. L’annonce la laisse sous le choc.
Nadia n’envisage pas de mener cette grossesse à terme. La sage-femme lui explique alors les démarches pour accéder à un avortement en Espagne. Elle lui apprend aussi que l’intervention est payante et qu’elle ne peut bénéficier d’aucune aide financière.
Suite à cet échange, Nadia envoie un courriel à la clinique espagnole pour avoir des informations complémentaires et fixer un rendez-vous dans les plus brefs délais. Celui-ci est programmé la semaine suivante. Elle sera alors à 17 semaines de grossesse. Mais Nadia ne dispose pas des 850 € exigés et doit trouver en peu de temps une manière de réunir cette somme.
Trouver plusieurs centaines d’euros en urgence
Alors qu’elle ne voulait pas informer son ex-partenaire de la situation, elle se décide à le faire et lui demande de l’« aider », car, contrairement à elle, il a une activité salariée à temps plein. Mais sa demande reste lettre morte. Elle se tourne alors vers sa mère et sa sœur cadette pour leur emprunter de l’argent en prétextant des dépenses supplémentaires et s’organise avec une amie qui travaille, comme elle, ponctuellement comme serveuse dans un restaurant. « Mon amie n’avait pas trop besoin d’argent, alors j’ai fait les extras à sa place » explique Nadia.
Une semaine de plus s’écoule. Bien que n’ayant réussi à réunir que 550 € des 850 € nécessaires, Nadia se rend à la clinique via un site de covoiturage. Elle espère pouvoir négocier un paiement en plusieurs fois sur place.
Au guichet de la clinique, elle fait face à un refus catégorique de prise en charge. Elle rentre donc chez elle avec l’espoir de trouver la somme manquante. Nadia fait davantage d’extras et multiplie les emprunts auprès des femmes de son entourage. Dix jours se sont écoulés, elle est alors à 19 semaines de grossesse et trois jours.
Elle fait aussi des recherches sur Internet : « Comment avorter seule ? », « comment avorter à la maison ? » La jeune femme tente de confectionner une tisane abortive, suivant une recette trouvée en ligne mais son ingestion n’a pas l’effet escompté et la laisse avec des douleurs au niveau des reins. Face à cet échec, Nadia reprend un rendez-vous à la clinique espagnole, ayant réussi à réunir la somme d’argent. Elle s’y rend à nouveau seule en covoiturage. Tout au long du trajet, Nadia n’a qu’une seule inquiétude, que l’avortement ne puisse pas se faire. Elle est désormais à 20 semaines de grossesse.
Une fois arrivée à la clinique, Nadia est prise en charge. Mais suite à la passation de l’échographie, on lui annonce que l’intervention est plus chère, sa grossesse étant plus avancée. Nadia ignorait que le prix de l’intervention pouvait augmenter passé un certain seuil de grossesse. Il lui manque donc 350 € pour payer les 1250 € de cet avortement.
Elle se rend alors au distributeur le plus proche et tente un retrait. Mais l’automate lui signifie que cette opération est impossible. Désespérée, Nadia envisage alors de rentrer chez elle et de revenir la semaine qui suit. C’est à ce moment-là que l’une d’entre nous, sur place, chercheuse mais aussi bénévole du Planning familial, trouve une solution en urgence via une caisse de solidarité lui permettant de financer l’interventio
« J’ai tapé sur Internet « comment avorter toute seule à la maison »
Quelques semaines après cet épisode, nous retrouvons Nadia pour un entretien. Elle raconte la détermination sans faille à interrompre cette grossesse qui l’animait tout au long de son parcours. Elle nous confie avoir envisagé très sérieusement de provoquer elle-même une fausse-couche en se faisant renverser par une voiture. Si l’avortement dans un cadre médical et sécurisé n’avait pas pu se faire, c’était pour elle l’ultime solution. Nadia n’a alors parlé de cette expérience à personne d’autre que nous et sans doute, elle taira durablement cette épreuve.
Son histoire fait écho aux parcours des femmes que nous avons rencontrées au cours de notre enquête. Elle révèle à la fois la détresse dans laquelle la loi actuelle et son application placent les femmes et leur détermination sans faille : elles refusent de subir une grossesse contrainte.
Ces récits dévoilent le coût de la loi pour une classe de sexe : les femmes. Silenciées par la stigmatisation dont ce type d’avortement fait l’objet, elles sont isolées par le sentiment d’illégalité que leur confère la législation française. Nadia a eu la chance de tomber sur une sage-femme qui l’oriente vers une clinique assurant la prise en charge au-delà du seuil légal français. La plupart des femmes sont cependant fragilisées par l’absence d’informations claires de la part des professionnels de santé sur les différentes prises en charge médicales à l’étranger et les aides financières (via des caisses solidarité notamment), surtout lorsqu’elles ne bénéficient pas de ressources économiques importantes et/ou de réseaux de solidarité. Les femmes doivent alors déployer une combativité considérable, dans l’urgence, bien souvent seules, pour faire face à une série d’obstacles, dans l’indifférence des pouvoirs publics et de la société.
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Auteur :
- Sophie Avarguez, Maitresse de conférences en sociologie, Université de Perpignan Via Domitia
- Aude Harlé, Maitresse de conférences en sociologie, Université de Perpignan Via Domitia
- Marie MATHIEU, Post-doctorante en sociologie au Cermes3-Siric InsiTu, Inserm
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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