[The Conversation] Loin de la sauvagerie du Moyen Âge : « Sire Gauvain et le Chevalier Vert », un roman courtois lumineux à la cour du roi Arthur

À travers "Sire Gauvain et le Chevalier Vert", Olivier Simonin, Maître de conférences en linguistique anglaise, Université de Perpignan Via Domitia, nous fait découvrir le roman courtois, un genre littéraire qui mêle poésie, moralité et raffinement.

  • Le 19 nov.

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Horae as usum Parisiensem, dites Heures de Charles d'Angoulême, manuscrit Latin 1173, folio 3r (détail), BnF BnF

 



Les fictions qui évoquent le Moyen Âge ont tendance à perpétuer des clichés sur la barbarie d’une époque sombre et rustre. Pourtant, Sire Gauvain et le Chevalier Vert, roman anonyme de la fin du XIVe siècle qui se déroule à la cour du Roi Arthur, nous démontre tout l’inverse.

Si le Moyen Âge passionne, il est souvent représenté comme une période obscure, marquée par la sauvagerie. En témoignent divers clichés, portant entre autres sur un recours barbare à la torture, dont une réplique culte de Pulp Fiction de Tarantino se fait plaisamment l’écho : « Je vais me la jouer médiéval sur ton gros cul » (I’m gonna go medieval on your ass).

Il en est de même pour l’esthétique sombre de séries médiévales-fantastiques comme Game of Thrones et de films tels que The Green Knight de David Lowery, inspiré du joyau de la littérature médiévale anglaise qu’est Sire Gauvain et le Chevalier Vert (Sir Gawain and the Green Knight en anglais), qui a tant inspiré Tolkien : le philologue qu’il était lui consacra une édition scientifique, qu’il co-signa avec E. V. Gordon, ainsi qu’une traduction qui reproduit le mètre d’origine.

Œuvre anonyme, Sire Gauvain et le Chevalier Vert est un des romans de chevalerie les plus aboutis du corpus occidental, qui laisse entrevoir un univers aux couleurs vives, d’un grand raffinement, conforme au goût aristocratique de la fin du XIVe siècle.
   


Fascination pour les couleurs

L’histoire s’ouvre sur des divertissements de cour à Camelot, où fait irruption un mystérieux chevalier paré de vert, qui vient lancer un défi au roi Arthur : que quelqu’un s’essaie à le décapiter avec la hache qu’il tient et, si lui-même survit à cette tentative, qu’il lui soit donné de rendre pareil coup un an plus tard. Gauvain tranchera la tête du Chevalier Vert, qui se relèvera pour la saisir de ses mains par quelque enchantement et engagera l’illustre chevalier à le retrouver dans un an.

Le Chevalier Vert est un être éminemment paradoxal, qui relève du merveilleux. Le poète et les témoins de l’épisode s’interrogent sur sa nature, son origine : est-ce un homme, un demi-géant, ou bien provient-il du monde des fées ? Le vert qu’il arbore sur ses habits et son équipement, jusqu’à sa barbe et ses cheveux, est éclatant et lumineux. Comme l’a si bien montré Umberto Eco (Art et beauté dans l’esthétique médiévale), l’homme médiéval est fasciné par les couleurs, et le vert intense, saturé, qui caractérise le chevalier ne pouvait que susciter l’étonnement en tant que signe extérieur de grande richesse (voire de magie), aux antipodes du vert sale, triste, délavé, que l’on peut voir dans des adaptations filmiques.

Michel Pastoureau (Vert. Histoire d’une couleur) a très justement insisté sur la difficulté d’obtenir des teintes vertes stables et vives, qui demeuraient l’apanage des puissants à cette époque, tout en soulignant l’ambivalence sémiotique de la couleur, qui combine des aspects positifs (le vert gai, associé à la jeunesse, au printemps…) et négatifs (le vert « perdu », qui connote la traîtrise, l’infidélité…). Or il se trouve que Chevalier Vert brouille les pistes en portant un vert éclatant, qui pourrait signifier beaucoup des choses que véhiculent habituellement le mauvais vert.
 


Une dimension morale

Gauvain, quant à lui, apparaît non moins resplendissant dans une armure rutilante, avec un blason nouvellement apposé sur sa cotte et son bouclier au moment de son départ : un pentacle d’or sur fond rouge vif. Ce symbole représente un idéal de perfection morale longuement développé dans le poème (2 strophes sur 101), que tous s’accordent à voir en Gauvain à ce stade de sa carrière, et qu’il affiche aux yeux du monde.

Champion de la courtoisie, soucieux du respect des usages et des engagements pris, tenant toujours des propos prévenants et délicats, il incarne l’opposé du Chevalier Vert, aux manières globalement frustes. Toutefois, même le meilleur des chevaliers d’Arthur qu’est (dans ce roman) Gauvain ne peut prétendre être exempt de toute faute ou souillure. C’est d’ailleurs ce que s’emploie à montrer le poète à travers cette aventure, que l’on pourrait considérer comme une démonstration sans appel qui consiste en une illustration par un cas extrême. Le simple fait de vouloir atteindre une authentique perfection trahit un grand orgueil, péché jugé mortel, et le roman de chevalerie plaide de fait pour une humilité lucide.

Dans le contexte religieux de l’époque, la perfection morale étant d’essence divine, on ne pouvait pas mériter le salut sans l’aide de Dieu, par le biais de sa grâce. On apprend en outre, plus tard, que l’envoi du Chevalier Vert à la cour d’Arthur avait notamment pour but de lui faire perdre de sa superbe, d’émousser son hubris, ses prétentions démesurées. Ainsi, le roman courtois (autre nom donné au roman de chevalerie, mais qui insiste moins sur ses aspects guerriers) flirte ici avec le genre tragique, par la hauteur de son propos et surtout par sa trame.

L’œuvre ne manque cependant pas d’ironie, et même d’effronterie, que le poète Simon Armitage – auteur d’une traduction récente en anglais moderne – estime typiquement nordique : le poème est écrit dans un dialecte du nord-ouest des Midlands, où se déroule d’ailleurs l’essentiel de l’action.



Humour et innovation littéraire


L’humour dont fait preuve le Chevalier Vert et, plus tard, le seigneur du château où réside Gauvain, est volontiers sarcastique. Tout cela va de pair avec l’aspect carnavalesque particulièrement marqué lors de l’irruption du Chevalier : il paraît devant la Cour le jour de l’ancienne fête des fous (le jour de l’an), dans un accoutrement qui pourrait rappeler un bouffon (le vert est aussi la couleur de la folie) ou un homme sauvage en lequel des mimes pouvaient se déguiser pour divertir les puissants.

Un des grands thèmes de l’œuvre est le jeu, le loisir, et la façon dont il convient de s’y adonner. Par exemple, on peut se demander s’il est légitime pour un chevalier de se présenter devant une cour et de requérir, par jeu, un échange de coups visant la décollation, la décapitation, tout en sachant pertinemment que cela n’aura pas de conséquences pour lui (comme il se trouve protégé par magie). Le grandiose et la légèreté se côtoient dans un véritable élan pré-shakespearien.

Le poète de Gauvain déploie non seulement son génie en sublimant le genre du roman courtois, mais il innove également en employant à la fois des vers allitérés, qui reposent sur un principe de répétition de consonnes sur des syllabes accentuées, et des vers rimés, qui viennent clore par groupes de cinq chaque strophe, donnant par là même une structure singulière au poème, dont il est le seul modèle parvenu jusqu’à nous. Pour reprendre les termes d’Ad Putter et Myra Stokes, dans The Works of the Gawain Poet :
 

« De même, les vers allitérés qui constituent l’essentiel du roman présentent des variations par rapport aux schémas attendus, détournés avec bonheur. »



Qui plus est, ce maître de l’art poétique de la fin du XIVe siècle se livre à la production de ce que l’on appelle aujourd’hui de la métafiction : alors qu’il décrit un Gauvain dans sa prime jeunesse, il convoque par l’intermédiaire d’une avenante châtelaine la littérature chevaleresque dont Gauvain est le protagoniste, et qui est souvent peu flatteuse à son égard, faisant de lui un galant plutôt libertin : elle cherche à le convaincre de lui apprendre les délices de l’amour courtois, dont elle a une vision bien prosaïque, sensuelle. Le poète oppose ainsi le véritable raffinement de la courtoisie, des bonnes manières et de l’art d’aimer, à ce qui pourrait être son prolongement voire son travestissement littéraire, son interprétation purement physique. Il se rapproche également de la modernité par un geste final d’ouverture, laissant de toute apparence le lecteur (ou auditeur) décider par lui-même si la quête de Gauvain est un succès ou un échec, pour lui et pour la cour d’Arthur.

Sire Gauvain et le Chevalier Vert est peut-être la meilleure illustration de l’inanité d’une perception plus ou moins fantasmée d’un Moyen Âge terne et morne au propre et au figuré, tout à la fois lugubre, rustre, et résolument rétrograde d’un point de vue littéraire.

 


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Auteur :
  • Olivier Simonin, Maître de conférences en linguistique anglaise, Université de Perpignan Via Domitia



Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
 

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Mise à jour le 25 novembre 2024
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