Airbnb comme d'autres plates-formes numériques poussent les utilisateurs à utiliser des comportements bien précis, au risque d'être mal répertoriés.
crédit : freestocks.org
« Dans notre société, pour accéder aux biens et aux services, il faut avoir les codes, au sens propre et au figuré. Un QR code, un digicode, un mot de passe, un code-barre ou une carte magnétique… »
Tel est ce que soulignaient Pascal Lardellier et Sonia Zannad dans un article de la série « Objets cultes » de The Conversation. Si nos parents ont toujours connu des « codes » culturels ou vestimentaires, variables selon les latitudes et les sociétés de référence, ceux d’aujourd’hui sont aussi numériques et s’imposent à tous et partout. Cinquante ans après l’invention du code-barres, les QR codes ont fait irruption dans nos vies personnelles : des preuves de vaccination contre le coronavirus aux billetteries de spectacles en passant par les autorisations de circulation pendant les Jeux olympiques et paralympiques, ils ont tôt fait d’intégrer notre quotidien.
Aujourd’hui, « avoir les codes » nous renvoie plus largement l’idée d’une existence humaine qui a basculé dans un monde caractérisé par l’omniprésence de la donnée personnelle : documents administratifs, navigation en ligne, activités sur les réseaux sociaux… L’ensemble de ces données collectées, qui permettent un traçage du comportement des individus, constitue le sel des plates-formes collaboratives commerciales, comme – pour se limiter aux plus connues – les sites d’immobilier locatif Airbnb ou de co-voiturage Blablacar, ou bien les applications de chauffeurs indépendants.
Toutes vantent leur dimension collaborative. Mais le sont-elles vraiment au fond ?
Poussés à bien se comporter
Une caractéristique de ces plates-formes est de reposer sur différents systèmes d’évaluations entre utilisateurs et offreurs de services. Les plates-formes commerciales se rendent ainsi attirantes par leurs promesses de transparence qui permettent à tout un chacun de devenir le manager de sa propre offre, un jour gestionnaire d’une activité de location immobilière, un autre jour pilote d’une solution de transport. Nous pouvons devenir, relativement simplement, entrepreneurs grâce à ces solutions collaboratives, et presque tous avoir un aperçu de la qualité de service lorsque nous nous mettons dans la peau du client.
Les individus sont néanmoins aussi incités à agir conformément aux attentes de l’organisation puisque le système d’évaluation est conçu par l’organisation elle-même. Dans le cas d’Airbnb, un hôte peut devenir « superhôte » s’il remplit certaines conditions et donne entière satisfaction à ses clients, mais aussi à l’organisation. Le label permet ensuite d’être référencé en tête de liste, contrairement à ceux qui n’auront pas satisfait aux règles du jeu de l’entreprise.
De même, chez Blablacar, les utilisateurs évaluent les offreurs de service, attribuent des notes et laissent des commentaires. En tant que conducteur, plus vous obtenez un statut élevé, tel celui d’ambassadeur (contacts vérifiés, photo de profil, plus de 90 % d’avis positifs reçus et ancienneté supérieure à un an), plus vous avez de chances d’être choisi par des passagers qui y voient une preuve de sécurité et un gage de confiance. Ce système tend à garantir un certain conformisme et une certaine homogénéité des comportements, puisque rares sont ceux qui s’essaieront à enfreindre les règles du jeu, au risque d’être exclus.
Un pilotage algorithmique
Lorsque nous avions souhaité entrer en contact avec la société Airbnb pour réaliser des entretiens, nos démarches s’étaient révélées infructueuses malgré courrier, courriels, appels téléphoniques et déplacement au siège parisien où les portes ne s’étaient pas ouvertes. En revanche, en tant qu’utilisateurs, nous ouvrons celles de nos données personnelles qui sont enregistrées, stockées et traitées à des fins commerciales, certes avec notre assentiment. Mais quelle connaissance, sans parler de contrôle, avons-nous au sujet des données qui deviennent invisibles de l’utilisateur ?
L’une des caractéristiques de ces plates-formes est de mettre à disposition des utilisateurs des systèmes numériques de contrôle de gestion, lesquels s’exercent via des algorithmes. Ces systèmes fournissent aux utilisateurs, offreurs et consommateurs, une myriade de données vouées à les assister dans leurs prises de décisions. Dans un article de recherche publié en 2020, nous montrions que ce fonctionnement pouvait aussi orienter, voire influencer, l’utilisateur dans ses choix. Par exemple en incitant le loueur à automatiser les réservations, ou encore en laissant le système opter pour des tarifications dites « intelligentes ».
Si nous reprenons le cas emblématique d’Airbnb, les nombres de visites et les benchmarks avec les informations d’autres hébergements équivalents sont échangés et mobilisés dans le système de pilotage de l’entreprise. Ces données alimentent une série de dispositifs comme la tarification, le calendrier, la réservation automatique, le statut ou encore l’évaluation des clients. L’organisation peut ainsi orienter les comportements des hôtes, et, se fondant sur une asymétrie d’information car elle en sait davantage que les utilisateurs, les influencer dans leurs choix.
Dans le même temps, les hôtes savent qu’ils agissent sous l’œil et dans le cadre rassurant donnés par la plate-forme. Ils ont accès à des tableaux de suivi de leur activité mensuelle et annuelle ; ils peuvent observer les encaissements perçus et à venir ; ils connaissent également les frais liés à la mise en location du bien (ménage, annulation…) et ont à leur disposition des indicateurs de suivi, des comparaisons tarifaires de logements similaires sur un périmètre géographique proche… de sorte que le client/utilisateur entre en douceur dans un monde où la réalité est construite et pilotée par des algorithmes.
Doux et confortable
L’utilisateur adhère et se conforme ainsi à un système de croyances qui ne sont pas forcément les siennes mais bien celles de la plate-forme. L’ouverture collaborative de l’économie du partage depuis le début de ce siècle se conjugue avec, pour reprendre le terme employé par le philosophe Gilles Deleuze, une « société de contrôle » qui se déploie dans la sphère privée des comportements des individus. Le philosophe, au tout début des années 1990, avait cette intuition prémonitoire :
« Le langage numérique du contrôle est fait de chiffres, qui marquent l’accès à l’information, ou le rejet. On ne se trouve plus devant le couple masse-individu. Les individus sont devenus des dividuels, et les masses, des échantillons, des données, des marchés ou des banques ».
Il précisait, avant de nous alerter :
« Nous entrons dans des sociétés de contrôle qui fonctionnent non plus par enfermement, mais par contrôle continu et communication instantanée. […] Face aux formes prochaines de contrôle incessant en milieu ouvert, il se peut que les plus durs enfermements nous paraissent appartenir à un passé délicieux et bienveillant ».
Et pourtant, combien les enfermements contemporains nous semblent doux et confortables tant ils se remplissent de désirs aussitôt exprimés aussitôt assouvis, voire anticipés ! Il convient en conséquence de protéger l’utilisateur et de lui assurer un pouvoir de négociation. C’est là le rôle du régulateur et du politique puisqu’il s’agit de pouvoir et de liberté, des notions aux sources de la démocratie.
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Auteurs :
- Benjamin Benoit, Enseignant-chercheur en sciences de gestion (MRM-UPVD), Université de Perpignan Via Domitia
- Agnès Mazars-Chapelon, Professeure des universités en Sciences de Gestion, Université de Montpellier
- Fabienne Villeseque-Dubus, Professeur des universités en sciences de gestion, Université de Perpignan Via Domitia
- Gérald Naro, Professeur des universités en sciences de gestion, Université de Montpellier
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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